Prière d'Iphigénie

Si j'avais, ô mon père, la voix d'Orphée, pour gagner les coeurs en chantant, pour me faire suivre des rochers et attendrir par mes paroles qui je voudrais, c'est à ce moyen que j'aurais recours. Mais, pour toute science, je t'apporte mes larmes : c'est tout ce que je puis. Le rameau de suppliante que je dépose à tes pieds, c'est moi-même, c'est le faible corps que celle-ci a mis au monde pour toi.
Ne me fais pas mourir avant le temps : la lumière est si douce! ne me force pas de voir les ténèbres souterraines. Je suis la première qui t'aie appelé père, que tu aies appelée ta fille; la première, assise avec abandon sur tes genoux, je t'ai donné et j'ai reçu de toi de tendres caresses. Et tu me disais alors :
“Te verrai-je, ma fille, heureuse au foyer d'un époux, vivre et briller dans un rang digne de moi?”
Et je te répondais, suspendue à ton cou, pressant ta barbe, que ma main touche encore :
"Et moi, que ferai-je pour toi? pourrai-je offrir à ta vieillesse, ô mon père, la douce hospitalité de ma maison, et te rendre les peines, les tendres soins que t'a coûtés mon enfance?"

J'ai gardé le souvenir de ces paroles; mais toi, tu les as oubliées, et tu veux me faire mourir. Oh! non, par Pélops, par Atrée, ton père, par cette mère qui m'a jadis enfantée dans la douleur, et qui pour la deuxième fois aujourd'hui souffre pour moi la même torture!

Suis-je pour quelque chose dans les amours de Pâris et d'Hélène? et parce que ce Pâris est venu en Grèce, faut-il donc que je meure, ô mon père? Tourne les yeux vers moi : donne-moi un regard et un baiser, pour que j'emporte au moins ce souvenir de toi en mourant, si tu ne te laisses pas fléchir par mes prières.

Et toi, mon frère, tu n'es encore qu'un faible soutien pour ceux qui t'aiment; pleure cependant avec moi, et supplie notre père de ne pas faire mourir ta soeur : les petits enfants eux-mêmes ont quelque sentiment de nos misères. Vois comme, sans parler, il t'implore, ô mon père. Eh bien! épargne-moi : pitié pour ma vie ! Oui, par ce menton que je touche, nous t'en supplions, nous deux que tu aimes, lui, petit oiseau encore, et moi déjà grande.

Je résume ma prière en ce seul mot, plus fort que tout ce qu'on pourrait dire : la lumière est bien douce à voir, la nuit souterraine ne l'est pas. Insensé qui souhaite de mourir! Mieux vaut une misérable vie qu'une mort glorieuse.

Euripide, Iphigénie à Aulis