Fantastique

Charles Nodier, reniant le mouvement frénétique issu du roman noir anglais, a pu donner en 1830 le manifeste de la littérature fantastique, l'équivalent de la Défense et illustration pour la Pléiade. « L'apparition des fables recommence au moment où finit l'empire de ces vérités réelles ou convenues qui prête un reste d'âme au mécanisme usé de la civilisation. Voilà ce qui a rendu le fantastique si populaire en France depuis quelques années, et ce qui en fait la seule littérature essentielle de l'âge de décadence ou de transition où nous sommes parvenus » (« Du fantastique en littérature », Revue de Paris, nov. 1830).

Dix ans plus tard, à une époque où les diableries et les fantômes sont passés de mode mais où I« espace du dedans » requiert avec force les poètes et les savants, George Sand déclare à propos des Aïeux de Mickiewicz : «Le monde fantastique n'est pas en dehors, ni au-dessus, ni en dessous; il est au fond de nous, il meut tout, il est l'âme de toute réalité, il habite dans tous les faits, chaque personnage le porte en soi et le manifeste à sa manière» ( Essai sur le drame fantastique », Revue des Deux Mondes, déc. 1839).

Il importe de distinguer le fantastique du merveilleux que l'on trouve dans les Mille et Une Nuits, dans les romans de la Table ronde et dans les contes de Perrault, de Grimm et de Musäus. « Le fantastique ne se confond pas avec l'affabulation conventionnelle des récits mythologiques ou des féeries qui implique un dépaysement de l'esprit. Il se caractérise au contraire par une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle; il est lié généralement aux états morbides de la conscience qui, dans les phénomènes de cauchemar ou de délire, projette devant elle des images de ses angoisses et de ses terreurs » (P. G. Castex).
Le fantastique entre par effraction dans notre monde familier, habituel, rassurant, où il produit comme une déchirure par où pénètrent l'inquiétant et le terrible. « Le conte de fées, dit Roger Caillois, se passe dans un monde où l'enchantement va de soi et où la magie est de règle [... Au contraire, dans le fantastique le surnaturel apparaît comme une rupture de la cohérence universelle. Le prodige y devient une agression interdite, menaçante, qui brise la stabilité d'un monde dont les lois étaient jusqu'alors tenues pour rigoureuses et immuables. Il est l'impossible, survenant à l'improviste dans un monde d'où l'impossible est banni par définition. » La distinction avec le bizarre, l'étrange, l'extraordinaire, l'insolite a des frontières moins nettes. « La connaissance du fantastique et de l'étrange, dit Louis Vax, est vouée à se chercher, à se perdre et à se retrouver dans l'entre-deux qui sépare l'a priori de l'essence de l'a posteriori des œuvres. Ce mouvement de va-et-vient entre la fixité du concept et le scintillement des phénomènes, c'est la vie même du savoir.

❖ Explications.

Pour Howard Phillips Lovecraft, qui a poussé à l'extrême les principes de ses maîtres Edgar Poe et Arthur Machen, le ressort principal du fantastique est la terreur, avec laquelle il vit en état d'osmose : « Nous devons juger le conte fantastique non pas tant sur les intentions de l'auteur et les mécanismes de l'intrigue, mais en fonction de l'intensité émotionnelle qu'il provoque... Un conte est fantastique tout simplement si le lecteur ressent profondément un sentiment de crainte et de terreur, la présence de mondes et de puissances insolites.»

Se fondant sur le structuralisme et la sémantique, Tzvetan Todorov récuse toutes ces explications. Pour lui, le fantastique n'existe qu'en tant que genre littéraire, ce n'est pas une substance. Le fantastique ne durerait que le temps où le lecteur hésite entre l'explication rationnelle et la surnaturelle. « Le concept de fantastique se définit par rapport à ceux de réel et d'imaginaire. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants, avec cette réserve qu'on le rencontre rarement. Le fantastique occupe le temps de cette incertitude; dès qu'on choisit l'une ou l'autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l'étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles face à un événement en apparence surnaturel.» T. Todorov illustre sa thèse par le Diable amoureux et le Manuscrit trouvé à Saragosse, qui se prêtent bien à la démonstration. Mais si l'on réduit le fantastique à l'hésitation, la majeure partie de l'œuvre de Hoffmann et de Poe se trouve rejetée. Ce sont pourtant ces derniers qui sont tenus pour les auteurs fantastiques par excellence.

❖ Extension.

En revanche, si l'on donne à la notion son extension la plus vaste, on rangera dans la littérature fantastique l'Odyssée, l'Enéide, la Divine Comédie, Don Quichotte et les deux Faust, presque toutes les œuvres des romantiques allemands. Si elles ont pu créer des mythes et conserver une fraîcheur qui défie les siècles, c'est grâce à cet élixir de longue vie dont la poésie du fantastique les anime. Valéry le constate avec surprise et avec amertume : Certains croient que la durée des œuvres tient à leur « humanité ». Ils s'efforcent d'être vrais. Mais quelle plus longue durée que celle des œuvres fantastiques? Le faux et le merveilleux sont plus humains que l'homme vrai. » C'est que l'humain est un domaine plus vaste, plus mystérieux que ne le conçoit le réalisme. Les écrivains de jadis, que ne paralysaient pas des scrupules positivistes, faisaient appel à toutes les puissances qui s'exercent sur l'homme, y compris à celles qui excèdent la raison.
La littérature fantastique déborde infiniment le « genre » créé au XIXe siècle; si l'on peut assigner à celui-ci certaines limites, il faut se contenter pour celle-là d'une définition assez étendue pour comprendre à la fois Princesse Brambilla, Frankenstein, Dracula et les spéculations intellectuelles et métaphysiques de J. L. Borges. Disons que le fantastique concerne ce qui se cache aussi bien dans notre inconscient que dans des mondes inconnus, et que tout ce qui se tient derrière les apparences ressortit à son domaine. Léonard de Vinci inscrit ces deux seuls mots dans l'un de ses Carnets : peur et désir désignant par avance les principes essentiels de cette littérature fantastique qui est avant tout poésie, qu'on ne peut séparer de la poésie.